La Mystique n°49

19/12/2017

Editorial

Mathias Goy

 

« Il y a assurément de l’indicible. Il se montre. C’est le Mystique ». Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 6.522

Mystique : mystère.

Voilà qui déjà heurte la philosophie, comme projet d’énonciation rationnelle de ce qui est. Mais il se pourrait que la philosophie puisse et même doive avoir affaire à plus fort qu’elle, à savoir ce qui ne peut être dit ni rationalisé. C’est son destin, si elle veut dire le tout. Ce qui constitue à la fois son projet gandiose (car que vaudrait une philosophie qui se cantonnerait à une partie du tout, qui renoncerait à penser le reste ?), où elle trouve son échec programmé, et l’indication de son dépassement. Ses constructions sont comme des ruines magnifiques, qui laissent pointer les raisons de leur effondrement. À travers les toits effondrés, à ciel ouvert, brille le soleil de l’absolu.1e-de-couv_PHOIR_049

 Toute philosophie en effet, que sa démarche soit fondationnelle ou non, rencontre très vite l’absolu. Certes, on pourrait penser que celui-ci a deux visages irréconciliables : l’absolu comme monde présent, réalité englobante, immanence pure de la totalité où je suis, dont je suis et d’où je parle. Ou absolu comme Dieu, transcendance irréductible, définitivement séparé et absent du lieu où je parle. Mais curieusement, les opposés se rejoignent, et semblent indiquer quelque chose du secret du réel, secret bien gardé par la mystique.

Le monde, en effet, est-il si présent ? Il me déborde de toute part, et finalement, s’absente de toutes ses présentations. Je n’ai affaire qu’au ceci et au cela, à des indices du monde. Je suis trop petit pour le monde. Je ne saurais m’égaler à sa présence, je ne peux que me retirer du monde dans le langage pour en dire quelque chose, qui ne sera à nouveau qu’un découpage du monde. Le monde est absent à force d’être présent. Quant à Dieu, est-il si absent ? Plus intérieur à moi que moi-même, il est comme un appel de la transcendance, peu importe son nom. Il hante la finitude qui est amenée à son propre dépassement. Dieu présent à force d’être absent.

Certes, depuis Kant, le philosophe ne peut ni prouver ni réfuter l’existence de Dieu. En cela d’ailleurs, la démarche sartrienne visant à démontrer l’inexistence de Dieu reste profondément cartésienne. Mais justement, il reste à prendre Kant au sérieux. À savoir imaginer Dieu comme possible. Possibilité de l’extraordinaire. Cet effort rejoint d’ailleurs la tache première du philosophe, qui est de faire face à l’extraordinaire, d’expliquer l’inexplicable, de concevoir l’indicible. En effet, dès que nous nous installons dans le monde (c’est-à-dire toujours déjà), nous sommes dans l’ordinaire, le banal, le diçible, où les étants suivent leur cours de création-transformation-destruction. C’est le terrain de la science et d’une certaine philosophie du langage ordinaire.

                Mais le philosophe n’est pas installé dans le monde. Il naît, comme philosophe, de son étonnement devant l’Il y a du monde, avènement qui précède tous les événements, et les rend possibles. Avènement qui n’a pas une date dans le passé, puisqu’il est genèse perpétuelle. Bergson a dénoncé l’illusion qui consiste à s’étonner qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, alors qu’en fait nous sommes toujours déjà installés dans le quelque chose, et imaginons un néant (faussement) préalable comme une abstraction dérivée, puisqu’elle vient après-coup, comme négation de ce qui est. Son analyse est juste et permet de dénoncer une certaine conception de l’être comme devant surmonter le néant.

Mais cela n’enlève rien à l’étonnement initial : c’est la présence même du monde qui est extraordinaire, et qui fait apparaître la philosophie ridicule à tous ceux qui n’ont pas ressenti ce thaumazein. Non seulement le monde est là, mais il nous traverse, nous envahit et fait exploser tous nos concepts, phénomène saturé par excellence. Le monde, c’est ce que nous n’arriverons jamais à dire, toutes nos paroles étant l’écho assourdi de cette présence surpuissante et inconcevable, qui est en se retirant. C’est pourquoi la mystique, qui se situe en avant de la théologie comme sa pointe fine, se situe également en avant de la philosophie. Car elle est savoir de ce non-savoir, discours sur ce qui ne peut être dit. Elle cherche les traces d’une surpuissance entrevue qui se dérobe sans cesse.

Et si la mystique est un discours amoureux, ce n’est pas par accident : cette présence qui se retire dans son excès même, cet au-delà que nous ne cherchons que parce que nous l’avons déjà trouvé et toujours déjà perdu, se révèle à nous dans l’éclat de sa beauté. Dieu ou le monde ne sont pas le même absolu, mais indiquent tous deux quelque chose de la manière dont l’absolu se donne sans se donner, provoquant en cela notre désir. Or seul l’amour peut attraper quelque chose de l’absolu dans ses filets, l’excès du dedans rencontrant alors l’excès du dehors : dans l’extase mystique, la beauté intérieure voudrait se fondre avec la beauté extérieure. Mais laissons la parole à Michel de Certeau :

Mystique et poète, Hadewijch décrit ces marcheurs qui traversent l’histoire, en quête de ce qu’il leur est advenu (…). Ils sont, dit-elle, « ivres de ce qu’ils n’ont pas bu » : enivrement sans consommation, inspiration d’on ne sait où, illumination sans connaissance. Ils sont ivres de ce qu’ils ne possèdent pas. Ivres de désir. (…).

Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela. Le désir crée un excès. Il excède, passe et perd les lieux. Il fait aller plus loin, ailleurs. Il n’habite nulle part. Il est habité, dit encore Hadewijch, par

Un noble je ne sais quoi ni ceci, ni cela,

Qui nous conduit, nous introduit et nous absorbe en notre Origine[1].

[1] M. de Certeau, La Fable mystique, I, Gallimard, 1982, p. 410-411.

Une Réponse to “La Mystique n°49”


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